Les Zazous, un exemple de contre-institution culturelle ?
Arno
Ce
travail est le résultat d'une recherche. La problématique était
la suivante : le phénomène des Zazous, qui a eu lieu pendant l'Occupation,
peut-il être qualifié de contre-institution culturelle ?
Ce dossier apporte selon moi autant de réponses qu'il pose de questions,
et en cela invite au débat. Je suis donc ouvert à toute question,
suggestion, remarque, coup de gueule, etc. Je vous convie par ailleurs à
vous plonger plus profondément dans le sujet en vous régalant
des pages de Boris Vian qui, dans Vercoquin et le Plancton, décrit l'organisation
et l'esprit des fêtes clandestines évoquées ci-après.
Voici le plan de l'intervention :
I. Historique des Zazous dans le contexte de la vie culturelle sous l'Occupation
A. La vie culturelle sous Vichy
1. Paris - Berlin : le collaborationnisme intellectuel
2. L'honneur des poètes
3. Une culture d'évasion pour une France prisonnière ?
B. Les Zazous
II. Le style comme contre-culture
A. Définition des notions de culture et d'institution
1. La notion de culture
2. La notion de contre-culture
3. La notion d'institution
a) Définition de l'institution
b) Les institutions culturelles sous Vichy
B. La contestation par le Style
I. Historique des Zazous dans le contexte de la vie culturelle sous l'Occupation
A. La vie culturelle sous Vichy
Le gouvernement de Vichy est mis en place par Pétain le 10 juillet 1940, qui rédige une nouvelle constitution. La IIIe République aura ainsi duré plus de deux tiers de siècle. Par conséquent, aucun homme de culture de l'époque n'a connu à l'âge adulte un autre régime politique que le régime républicain. On peut s'interroger afin de savoir comment la vie de l'esprit s'est adaptée à une telle régression démocratique ?
1. Paris - Berlin : le collaborationnisme intellectuel
Trois points sont ici à développer. Premièrement, la vie culturelle s'inscrit dans un contexte historique particulier, celui de la défaite française et de l' " effet de souffle " qui s'ensuivit dans tous les domaines de la vie nationale. Il faut également mentionner les évènements connexes à la défaite de la France, et en premier lieu l'exode, qui va momentanément déplacer les centres de gravité culturels. Deuxièmement, l'éclatement de la France en plusieurs fragments contrastés et souvent antagonistes : la France de Vichy, qui accepte la défaite et se soumet aux volontés de l'Allemagne nazie ; la France de Londres qui, attachée à une autre idée de la France, se place dans la perspective d'une guerre durable et mondiale ; la France de l'ombre, constituée par la Résistance intérieure ; la France collaborationniste de Paris, composée des ultras de la Collaboration. A " toutes ces France ", il faut ajouter encore celle des colonies, des jeunes hommes envoyés travailler outre-Rhin et celle de la vie quotidienne de 40 millions de français. Il est difficile de parler d'une France au singulier, tant le découpage géographique, auquel s'ajoutent des divisions liées aux conceptions des causes de la défaite et de l'attitude qu'il convient d'adopter face à elle, sont prégnants. Troisièmement, la situation liberticide où la liberté d'expression n'est plus qu'un lointain souvenir.
Une question se pose : quels furent les effets de cette onde de choc sur la production culturelle ?
Une
constatation s'impose d'emblée : les effets conjugués de la déflagration
et du morcellement ont profondément divisé le milieu intellectuel
français.
Stanley Hoffman propose la distinction entre deux attitudes. D'une part les
collaborateurs, engagés dans une collaboration d'Etat à Etat sans
pour autant que cela implique une affinité et une proximité idéologiques.
D'autre part, les collaborationnistes sont eux en revanche acquis aux idées
nationales socialistes ou, en tout cas, reprochent à Vichy la tiédeur
supposée de ses rapports avec l'Allemagne.
Il est difficile de déterminer avec précision la place occupée
par les intellectuels français dans l'une ou l'autre de ces deux mouvances
en raison de l'enjeu de mémoire que cela représente. Ainsi, malgré
toute une palette d'attitudes, la postérité a surtout retenu l'attitude
collaborationniste de certains. C'est ce que Henri Rousso appelle le "
syndrome de Vichy ". Il faut donc se méfier de cette surdétermination
a posteriori qui fausse rétroactivement les propositions.
Selon Jean-Paul Sartre, la collaboration s'était largement recrutée
" parmi les éléments marginaux des grands partis politiques
" et " parmi les ratés du journalisme, des arts, de l'enseignement
". Cette proposition est valable pour les collaborationnistes. On ne peut
pas dire cependant qu'il n'y ait eu de mouvance homogène parmi tous ces
" émigrés intellectuels qui étaient, se proclamaient
ou se sentaient dans un exil intérieur par rapport aux grands courants
de l'entre-deux-guerres ". Le centre de gravité du collaborationnisme
était bien à droite, même s'il a recruté également
à gauche. Le moteur de ce rapprochement fut le pacifisme, idéologie
héritée de la première guerre mondiale. La plupart des
clercs n'avaient ainsi guère de sympathie pour Vichy et n'avaient pas
renié leurs origines laïques et républicaines.
2. L'honneur des poètes
Une
troisième attitude est incarnée par la figure de François
Mauriac, que l'on peut appeler la résistance intellectuelle. Cette forme
de résistance spécifique ne fut cependant que l'une des facettes
de l'action des intellectuels engagés dans ce camp. Bien des hommes de
culture participèrent ainsi au combat de l'ombre, tels Marc Bloch (historien,
fondateur de l'école des Annales, fusillé en 1944), Jean Cavaillès
(philosophe, fusillé la même année), Jean Prévost
(tombé dans le Vercors), Robert Desnos (membre du réseau Agir,
mort en déportation), ou encore André Malraux et René Clair,
qui eux ne sont pas tombés dans cette lutte. Il faut également
mentionner le réseau du musée de l'homme démantelé
par la Gestapo dès 1941.
La résistance intellectuelle recouvre des formes de lutte diverses mais
qui ont en commun de relever du domaine propre de ces intellectuels engagés,
à savoir la culture. Il ne faut pas oublier que ces actions intervinrent
en temps de censure et de répression. Cet élément est important
car c'est la publicité qui assure à la parole des clercs un poids
dans la cité. L'expression d'une opinion publique dissidente ne pouvait
se faire que dans l'anonymat, la clandestinité et à un tirage
confidentiel, avec tout ce que cela induit d'effets sur le pouvoir d'influence.
Deux évènements constituent un symbole marquant de cette résistance
: la naissance des " Lettres françaises " et la fondation des
" Editions de Minuit ". Le premier numéro des " Lettres
françaises " paraît en septembre 1942. Son fondateur, Jacques
Decour, avait été exécuté quelques mois plus tôt,
et c'était donc Claude Morgan qui lui avait succédé en
tant que directeur de cet organe du Comité national des écrivains.
Les Editions de minuit ont été fondées par Vercors et Pierre
de Lescure. François Mauriac, Paul Eluard, Robert Desnos, Francis Ponge,
Pierre Seghers, Louis Aragon, y publieront des ouvrages sous des pseudonymes.
3. Une culture d'évasion pour une France prisonnière ?
Un
constat s'impose : la production intellectuelle et l'activité culturelle
ne sont pas arrêtées pendant l'Occupation. Qu'en est-il alors de
cette production culturelle, au delà de l'attitude de certains artistes
et écrivains dans l'un ou l'autre camp ?
Au regard du contexte si particulier, se posait certainement la question de
l'attitude à adopter, à savoir continuer à produire et
" maintenir haut le pavillon de la pensée et de l'art français
", ou cesser toute action créatrice dans le contexte de censure.
Produire pouvait apparaître comme une acceptation du fait accompli, mais
à l'inverse cesser toute activité pouvait sembler faire de même.
Cependant, ce dilemme reste largement théorique, car " force est
de constater qu'il y a pendant l'Occupation une activité culturelle brillante
et riche d'avenir "n aussi bien dans l'ordre de la création que
pour les formes d'expression plus proches des pratiques culturelles de masse.
L'exemple
de la production est à ce titre révélateur. Certes, certaines
de ces productions ont paru véhiculer des thèmes chers à
Vichy, mais bien souvent ces thèmes dépassaient la seule idéologie
de la Révolution nationale et étaient le reflet de l'air du temps.
Ainsi, une analyse a conclu que seul un dixième de la production cinématographique
constitue un reflet volontaire de l'idéologie de la Révolution
nationale. Ce qui domine est un cinéma d'évasion, ni résistant
ni collaborateur, pour une France prisonnière, parce qu'il constituait
un divertissement mais aussi parce qu'il était délibérément
déconnecté de la réalité du temps.
Sur le moment, le public n'a pas boudé les salles, malgré la contrainte
du couvre-feu et du " dernier métro ". Le cinéma continue
sa montée en puissance. Pendant ces quatre années, une nouvelle
génération réalise ses premiers longs métrages,
avec Jacques Becker, Robert Bresson ou Henri-Georges Clouzot. On peut cependant
évoquer " Les visiteurs du soir ", de Marcel Carné,
qui raconte les mésaventures d'un jeune couple d'amoureux, dans un temps
et un espace indéterminé, aux prises avec le diable. Alors que
ce dernier les transforme en statues de pierre, leur cur continue de battre,
ce qui à l'époque fut interprété par un certain
nombre de personnes comme un symbole de la résistance.
La
littérature est le domaine où la question de la censure et de
l'attitude à adopter se pose de la manière la moins théorique.
L'occupant allemand imposa en effet au syndicat des éditeurs français
un accord au terme duquel était interdite la publication d'ouvrages considérés
comme " d'esprit mensonger et tendancieux ".
Mais les pages ne restèrent pas blanches, et là encore on constate
l'apparition de nouveaux talents. On peut ainsi dire que s'il y eut une littérature
et un théâtre français stipendiés, la production
ne fut certes pas résistante, mais pas non plus collaboratrice ou collaborationniste.
Le contexte liberticide ne fut pas réellement une entrave à la
publication de la plupart des livres, tel " L'étranger " de
Camus ou encore la représentation des " Mouches " à
Paris .
En fait, les enjeux dans le monde de l'imprimé, en termes d'influence
sur l'opinion, étaient probablement ailleurs, et notamment dans les supports
culturels de masse (cf la littérature de loisir pour la jeunesse). Le
rôle de Vichy a plutôt consisté en un soutien et un encouragement
apporté à des publications diffusant des thèmes en accord
avec sa propre idéologie.
Pour
conclure, on peut dire que la culture française se trouve alors dans
une position d'attente. Cela étant, la production fut tout de même
riche et parfois brillante, et la renaissance de la Libération serait
plus alors un épanouissement qu'une résurrection. On peut d'ailleurs
s'interroger sur ce que l'après-guerre doit, dans le domaine culturel,
à la période de la guerre ?
B. Les Zazous
Groupe
minoritaire (ils étaient peu nombreux, de l'ordre de quelques centaines),
composé de jeunes gens (selon Emmanuelle Thoumieux-Rioux ; nés
en 1924-1925 et ayant atteint leurs 17 ans en 1941-1942), garçons et
filles qui cultivent leur différence (vestimentaire, goûts musicaux,
attitude, pratiques), manière pour eux de se distraire, de s'amuser à
une époque où le régime politique cherchait à responsabiliser
la jeunesse. Les Zazous sont citadins, et même essentiellement parisiens
(bien qu'il y en ait eu également à Marseille, Toulouse, Bordeaux,
Lyon, Vichy).
Ils se distinguent par un genre de vie et des distractions propres. Ils fréquentent
les cafés (ceux du Quartier Latin - Pam-Pam, Dupont-Latin, le Grand Q
et le Petit Q (Cluny) - et des Champs-Élysées - le Colysée
) le jour et les dancings clandestins la nuit, ou alors organisent des "
surprises-parties " dans la maison de l'un ou de l'autre.
Le qualificatif " swing " apparaît pour la première fois
dans " Jeunesse - organe de la génération 1940 " sous
la plume d'Edith Delamare le 22 juin 1941. Le terme " zazou ", lui,
est employé pour la première fois dans la presse par Raymond Asso
dans " La Gerbe " du 18 décembre 1941. Une campagne de presse
anti-zazou prend forme dès fin 1941-début 1942, notamment de la
part des journalistes de " Au pilori " (62 articles sur le sujet en
2 ans et demi). Les Zazous constituent en effet une cible facile et accessible,
surtout après la nomination de Pierre Laval comme chef du gouvernement
le 18 avril 1942 (imposé par l'Allemagne) et la constatation de l'échec
de la Révolution nationale. La France entre alors dans une campagne de
surenchère vis à vis de l'Allemagne afin de montrer sa bonne volonté.
On ne se contente plus alors de les dénoncer, on leur donne littéralement
la chasse. Les Zazous sont molestés et rasés, des rafles sont
organisées dans leurs bars préférés et dans les
bals qu'ils fréquentent. On les envoie à la campagne aider les
paysans à ramasser leurs récoltes.
II. Le style comme contre-culture
A. Définition des notions de culture et d'institution
1. La notion de culture
La
" culture " (selon Anne-Françoise Garçon) est le système
symbolique dont s'environne tout groupe humain, système organisé
qui se transmet et qui sert à organiser les relations au sein du groupe
et du groupe avec l'environnement. Elle est donc à la fois (selon les
actes du colloque) une représentation, comme construction du réel
; une configuration sémiotique , comme ensemble de règles et de
codes ; une dynamique concrète, comme pratique sociale de l'expérience
collective d'une société donnée.
Dit autrement, et pour reprendre les termes de Patrice Bollon, la culture recouvre
les murs, les attitudes, les comportements, les manières d'être,
de vivre et de sentir, les mythes, le vocabulaire, une esthétique, une
éthique -presque une cosmogonie.
On
sait que toute culture particulière est un assemblage d'éléments
originaux et d'éléments importés, d'inventions propres
et d'emprunts (Cuche). On sait également que la rencontre entre deux
cultures peut recouvrir diverses formes et aboutir à différents
résultats, et que l'acculturation est une des modalités habituelles
de l'évolution de chaque société. La culture n'est donc
pas un " donné ", elle est un héritage (Fernand Dumont)
acquis dès le plus jeune âge. Elle est une production historique,
inscrite dans l'histoire et notamment dans l'histoire des rapports des groupes
sociaux entre eux (Denys Cuche, 1996). Ainsi, pour analyser un système
culturel, il est nécessaire d'analyser la situation sociohistorique qui
le produit tel qu'il est (Balandier, 1955).
En effet, la rencontre entre deux cultures ne se fait pas seulement au niveau
de sociétés globales, mais peut aussi se produire entre groupes
sociaux vivant au sein d'une même société complexe. Les
cultures naissent de rapports sociaux, et ces derniers sont toujours inégalitaires.
Dès l'origine est donc présente une hiérarchie de fait
entre les cultures, qui résulte des rapports sociaux de domination. Il
apparaît ainsi que la culture dominante est toujours la culture de la
classe dominante. Cependant, une culture dominée n'est pas forcément
une culture aliénée, totalement dépendante, et la domination
culturelle n'est jamais complètement ni définitivement assurée
(Grignon et Passeron, 1989). Les cultures cohabitant au sein d'une même
société se développent donc dans une tension quasi-permanente,
qui peut prendre des formes violentes.
2. La notion de contre-culture
Cela nous mène aux notions de " sous-culture " et de " contre-culture ".
Le
terme " sous-culture " recoupe celui de " culture de classe ",
qui désigne les systèmes de valeurs, les modèles de comportement
et les principes d'éducation propres à une classe sociale.
La notion de " contre-culture " désigne l'ensemble des mouvements
de marginalisation ou de contestation formés au moment d'une extension
et d'une accélération d'une croissance, organisée autour
des exigences des grandes organisations : intégration interne, manipulation
des besoins et des attitudes, répression de plus en plus forte des conduites
qui dévient par rapport aux valeurs et aux normes qu 'elles créent
(Encyclopedia Universalis).
La contre-culture de l'époque contemporaine n'a pas d'unité propre,
mais possède cependant une unité historique. Certains lui préfèrent
le terme d' " opposition culturelle ". Cette opposition culturelle
constitue une réaction à un accroissement de la domination de
la culture dominante. L'opposition culturelle peut prendre la forme d'une nouvelle
culture, du refus, d'une recherche de l'équilibre, d'une rupture culturelle
ou d'une contestation culturelle.
3. La notion d'institution
a) Définition de l'institution
Une
" institution " renvoie à des usages établis par des
acteurs sociaux, donc à de la culture ; des conduites qui se répètent
dans une communauté selon des modèles largement répandus
et respectés ; l'action de former de manière durable, donc à
la fonction régulatrice des conduites ; la production de signes, l'institution
étant aussi un réseau symbolique.
L'institution est donc porteuse de culture, et même davantage productrice
de culture. Elle est le véhicule privilégié de la culture
dans une société donnée. La culture se matérialise
dans des institutions qui lui donnent une consistance, une densité et
une vigueur particulières. Les institutions permettent une transmission
et un apprentissage spécifiques d'une culture donnée, assurant
de la sorte sa pérennité. Elles assurent par là-même
la permanence des cultures et des sociétés.
L'institution se reconnaît à son caractère contraignant.
La contrainte institutionnelle a un fondement moral, lequel revêt deux
formes principales : le respect et l'autonomie. Le comportement institutionnel
ne constitue qu'un domaine limité de la vie sociale.
La notion d'institution culturelle désigne généralement des organisations dont les membres et les représentants, les acteurs, sont réunis dans un ou plusieurs établissements, tels des bibliothèques, des musées, des conservatoires, des académies d'art, des compagnies théâtrales, mais aussi des écoles. Il apparaît que les institutions culturelles sont souvent associées à l'idée d'éducation, de progrès (liée à l'opposition nature / culture héritée du XVIIIe siècle, et aux théories évolutionnistes), ainsi qu'à celle d'anoblissement (d'une population, d'un Etat, d'une nation).
b) Les institutions culturelles sous Vichy
Il serait en fait plus exact de parler de normes culturelles imposées par le gouvernement de Vichy, et qui sont celles correspondant à l'idéologie de la Révolution nationale. En voici quelques exemples :
" Depuis la
victoire, l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice.
On a revendiqué plus qu'on a servi. On a voulu épargner l'effort
; on rencontre aujourd'hui le malheur. "
Philippe Pétain, juin 1940
" C'est à
un redressement moral et intellectuel que je vous convie. "
idem
On dénonce
" l'influence considérable mais néfaste sur la jeunesse "
d'André Gide, qui a " fait fâcheuse école, formant
une génération orgueilleuse et déliquescente. "
Le Temps, 9 juillet 1940
Création,
au début de juillet 1940, des Compagnons de France, pour les 15-25 ans,
dont la doctrine est la suivante :
" Avant, le jeune cherche à se défiler, le jeune brutalise
les animaux, le jeune n'obéit qu'à ces instincts. Après,
le jeune n'a qu'une parole, le jeune aime tous les français, le jeune
a confiance dans ses chefs, le jeune est propre dans ses pensées, dans
ses paroles, dans ses actions. "
Création,
le 25 mai 1942, des Jeunesses Populaires Françaises, sous la direction
de Jacques Doriot (également directeur du " Cri du peuple ".
Leur chef, Vauquelin, déclare alors :
" La tenue est le signe de la race. C'est à sa tenue qu'on juge
une Nation, que l'on juge un homme. Si toute la France a manqué à
la plus élémentaire des tenues, c'est parce que son âme
se tenait mal. "
" La vie n'est
pas neutre, elle consiste à prendre parti hardiment. "
Maréchal Pétain, 1942
C'est à ces normes morales imposées par l'Etat que les Zazous vont s'opposer. Leur " culture " est entièrement inverse à celle que le régime de Vichy revendique à travers la Révolution nationale, qui définit un idéal, de grandes qualités morales, des vertus, etc On peut se référer aux valeurs du régime affichées ostensiblement sur les édifices publics, " Travail - Famille - Patrie ", ou encore à la notion de supériorité de la race aryenne développée par les nazis, qui sera reprise à leur compte par certains politiques français qui enverront des milliers de juifs en déportation.
B. La contestation par le Style
Les
mouvements de style tels que celui des Zazous sont, selon Patrice Bollon , des
regroupements (par effet d'imitation ou par rencontre spontanée) formels
ou informels, conscients ou non, vivant ensemble dans un même écart
face à la règle (mouvements, tribus ou simples états d'esprit
reconnus par ceux qui les partagent). Dans tous les cas, des mouvements par
lesquels on se conforte dans sa différence avec le " monde normal
". Ces individus, pas toujours jeunes et encore moins nécessairement
marginaux, s'expriment à travers un " style ", simple mode
vestimentaire ou mode de vie global, en rupture avec les normes acceptées
par leur époque de " l'élégance ", du "
bon goût " et de la " respectabilité ". Par leur
apparence, ils contestent un état de choses, une échelle de valeurs,
une hiérarchie de goûts, une morale, des murs, des comportements,
une vision du monde ou un projet.
Face à cette subversion des signes extérieurs de comportements,
la société réagit, par le jugement moral et esthétique,
par la référence au sens de la mesure, du bon goût, de la
décence, et même parfois par la caricature, l'insulte, voire la
répression. Si la société réagit aussi fortement
à ces mouvements revendiquant leur futilité, c'est qu'elle y perçoit
une attaque radicale, une remise en cause exacerbée de ses valeurs, d'elle
même. La société dominante y voit un danger pour ses propres
normes, celles établies, institutionnalisées.
Un moyen que la société dominante a trouvé pour lutter
contre ces groupements d'individus qui la remettent en cause est la récupération.
" La mode institutionnelle pille et vampirise cette invention spontanée
surgie de la " rue ", de la périphérie, de la "
marge " " . Mais elle n'emprunte à ces styles que leur enveloppe
imitable, leurs formes mortes, en fait les apparences dégagées
de toutes leur symbolique. C'est généralement le système
commercial qui assure cette normalisation, sans violence.
Les
jeunes gens, hommes et femmes, réunis sous l'appellation " zazou
", ont entre 18 et 25 ans, mais sont semble-t-il plus proche de 18 que
de 25. La différence qu'ils cultivent à travers le vêtement,
les goûts musicaux, l'attitude, les pratiques sociales, constitue pour
eux une manière de se distraire et de s'amuser à une époque
où le régime politique cherche à responsabiliser la jeunesse.
Ce comportement contestataire peut également être considéré
comme la réaction normale de jeunes s'opposant à leurs parents
et à leur attitude face à la défaite et aux évènements
qui se déroulent alors.
Contrairement à l'idéologie de Vichy qui prône un engagement
total et dévoué pour la patrie, les Zazous ne s'engagent sur rien,
sur aucun sujet. Ils refusent de prendre position pour l'un ou l'autre camp
et ne proposent aucun discours, aucune doctrine. Leur remise en cause des valeurs
de Vichy est indirecte, sans opposition frontale, ouverte, affichée.
Ils affichent au contraire un " je-m'en-foutisme " dérangeant,
mais pas vraiment revendiqué non plus (puisqu'ils ne revendiquent rien).
Ils proposent " une mise en ironie du monde " .
Ainsi,
en y regardant de plus près, les choix qu'ils opèrent semblent
être à chaque fois une réaction aux mesures prises par le
gouvernement, notamment en ce concerne le rationnement, ou tout du moins les
restrictions rencontrent directement les pratiques des Zazous. Et tout cela
ressemble fort à de la provocation . Ainsi, un arrêté promulgué
le 26 mars 1942 imposent la récupération des cheveux chez les
coiffeurs qui seront utilisés pour la fabrication de chaussons . En avril
de la même année, une mesure réglemente la confection des
vêtements, interdisant toute utilisation superflue du tissu (tels les
dos à soufflets, à plis creux, à martingales, les poches
du même type) et limitant la largeur maximale du bas de pantalon à
26,5 cm . Mais ce ne sont pas seulement leurs goûts vestimentaires ou
en matière de coupes de cheveux qui vont à l'encontre des rationnements.
Leurs loisirs aussi passent pour outrageux à l'époque. Lorsqu'ils
se retrouvent dans les bars des Champs-Élysées ou du Quartier
Latin, ils boivent de l'alcool (notamment des bières grenadines, leur
boisson préférée), alors que son débit et sa consommation
sont sévèrement réglementés. Et lorsqu'ils ne sont
pas dans les bars, ils s'adonnent volontiers à la danse alors que les
cours de danse font également l'objet de mesures de restrictions depuis
novembre 1941. Bref, comme le dit Emmanuelle Thoumieux-Rioux, " être
zazou, c'est manifester un état d'esprit totalement opposer à
celui de la Révolution nationale, l' " esprit swing " "
.
En quoi consiste cet esprit swing tellement décrié par la presse
collaboratrice ? Avant toute chose, être swing c'est ne rien prendre au
sérieux et s'amuser de la vie. Yves Ranc en donne une définition
quelque peu désabusée dans " L'uvre " du 4 mars
1942 :
" Être swing : ne prendre aucune chose au sérieux, ne rien faire comme les autres, ne rien faire en général, fréquenter les bars assidûment, être ignare, tenir des propos plats ou dénués de sens, être immoral, être incapable de fixer la ligne de démarcation entre ce que l'on peut faire et ce que l'on ne doit pas faire, n'avoir aucun respect pour la famille, nier l'amour, n'aimer que l'argent, surtout paraître désabusé et, avec tout cela, essayer de passer pour un type intelligent, ce qui semble alors bien compliqué. "
Pour
la presse, l'esprit " swing " a une origine bien précise, la
troisième République, la " décadente ", elle
qui est la cause de tous les maux de la France. Les Zazous sont comparés
aux Dadas, mouvement né de la première guerre mondiale comme les
Zazous de la seconde, et qui s'attaquait aux fondements de la société,
à son langage et à sa logique.
A partir le l'été 1942, les Zazous ne sont plus seulement présentés
comme des " snobs " et des " fils à papa ", mais
aussi comme des " planqués " (mise en place du service rural
puis du STO le 16 juin 1942, dont ils se font exemptés) . Ils sont également
accusés d'être impliqué dans le marché noir. Selon
les journalistes de " La Gerbe ", de " Au pilori ", de "
Je suis partout ", de " Jeunesse ", les Zazous seraient anglophiles,
gaullistes, voire même résistants. Ils sont également de
mèche avec les juifs, quand ils ne sont pas juifs eux-mêmes. Il
est cependant avéré que, lorsque est publiée l'ordonnance
relative au port de l'étoile jaune pour tous les juifs de zone nord,
le 7 juin 1942, certains parisiens arborent des étoiles en carton avec
inscrit " bouddhiste ", " goï " ou " victoire
". Certains Zazous font alors de même avec une étoile où
est écrit le mot " swing ". Ils seront déportés.
Pour ce qui est de leur participation au marché noir ou à la Résistance,
on ne peut qu'émettre des hypothèses. On ne trouve pas de Zazous
engagés dans les réseaux ou les maquis. Pourtant, certains d'entre
eux, réfugiés en zone sud après avoir atteint l'âge
du STO, en ont fait partie (mais ils n'étaient alors plus zazou, ayant
abandonnés leur uniforme). Il est par ailleurs vraisemblable qu'ils aient
eu affaire au marché noir à un moment ou à un autre pour
se procurer tissu, vêtements et disques.
Comme
le fait remarquer Jean-Claude Loiseau , le Zazou constituait un atout non négligeable
pour la propagande, car il représente le repoussoir idéal. Faute
d'être le responsable de la défaite et de l'échec de la
Révolution nationale, il en est tout du moins le prototype, le symbole
voyant du " mauvais esprit " qui ronge la France. Il est en quelque
sorte un " produit fabriqué pour les besoins de la cause "
.
Ainsi, ils sont insaisissables car qui les critique ou s'y attaque se rend ridicule,
aussi futile qu'ils veulent le faire paraître. Lutter contre eux par la
dénonciation revient à rentrer dans leur jeu basé sur la
futilité et l'apparence. De plus, du fait de leur " statut non-revendicatif
", ils ne constituent pas un ennemi désigné, clairement établi
pour la société dominante, ce qui revient pour elle à se
battre contre des fantômes, des ombres. Cet aspect non-revendicatif est
extrêmement important dans le contexte de l'Occupation, et représente
une critique radicale du système institutionnel, car ce faisant, les
Zazous n'offrent aucune prise vraiment solide pour la critique, qui se réfugie
sur le jugement moral, le jugement de valeur, idéologique. " Ils
dérèglent, dérégulent une vision rêvée
et bien commode du monde, renvoyant ainsi ce dernier à sa médiocre
réalité. " Ils sont en quelque sorte un miroir inversé
de la société, en lui renvoyant sa propre image, la renvoyant
à sa vacuité. Ils renvoient chacun à ses propres mensonges,
que l'on se raconte à soi-même lorsque l'on se prend trop au sérieux.
Puisqu'ils ne proposent pas de doctrine, de discours, leur simple présence
pousse à s'interroger, à réfléchir. Ils sont une
énigme ; en cherchant à la résoudre, chacun se dévoile
en y voyant ce qu'il souhaite voir, ce qui sert son discours et ses intérêts.
Les combattre revient alors à se combattre soi-même. " A travers
le non-sens et l'incongru, ils cherchent à déchirer le voile opaque
qui recouvre la réalité. "
Aux
yeux d'Emmanuelle Thoumieux-Rioux, les Zazous constituent un " phénomène
" et non un " mouvement ", marqué par un refus des idées
et des enjeux qui ensanglantent le monde. Mais comme elle le fait remarquer,
cette mode qu'ils propagent acquiert une étonnante force symbolique.
Ceux qui croyaient aux vertus de la collaboration et de la Révolution
nationale ne s'y sont pas trompés : le Zazou révélait à
leurs yeux une résistance de la société à l'encadrement
idéologique.
On peut s'interroger si ces mouvements ont un réel contenu, ou si ils
ne sont pas plutôt " des espèces de formes pures qui se remplissent
des significations alentour " ?
Ces mouvements naissent et vivent dans la spontanéité et meurent
de devenir trop conscients. Leur succès provoque leur déchéance,
du fait de leur institutionnalisation, c'est à dire lorsqu'ils deviennent
à leur tour une norme.
Selon Patrice Bollon, les Zazous, à l'instar des Muscadins, ont une conscience
rétroactive d'eux-mêmes, de leur existence en tant que mouvement,
groupe d'individus regroupés autour d'une idée commune, ce qu'il
appelle une " morale après coup ". Les Zazous n'avaient pas
de stratégie, pas de conscience motrice qui leur dicterait leurs actions.
Cependant, le contexte si particulier de l'Occupation a imprégné,
a conféré à l'attitude des Zazous d'une dimension supplémentaire,
une sorte d'aura qui l'envelopperait et la surdéterminerait. Bollon rapproche
la superficialité affichée des Zazous à celle dont Nietzsche
fait l'éloge dans " Le gai savoir ", superficialité
distincte de celle du sens commun. Celle des mouvements de style (Muscadins,
Zazous et punks) est une superficialité (on pourrait même parler
de " légèreté ") artificielle, construite et
porteuse d'intentions, elle est un engagement (philosophique, même) radical
qui peut mener à mettre sa vie en jeu.